Envie de partager avec vous quelques passages de ma lecture du moment qui est absolument magnifique : Le Goût sucré des souvenirs de Beate Teresa Hanika.

"Les premières bombes sont tombées en mars 1944, le lendemain de mes dix ans. C'est drôle de voir quels souvenirs on garde, car je ne me souviens pas de la terreur, des hurlements des sirènes, des bombardements qui traversaient Vienne comme un frisson, une trépidation, un sifflement, à croire que la ville gémissait sous l'effet de la violence. Je me souviens du bruit des bombardiers et me rappelle être restée dehors longtemps, bouché bée, au milieu d'un champ détrempé par le printemps, avec mes bottes maculées de boue et Hitler sous le bras qui venait juste de sortir d'hibernation, à regarder les avions, ce vaste front qui progressait au-dessus de Vienne. Je les observais sans peur et sans palpitations, avec seulement l'odeur de la terre humide et retournée dans les narines. Par la suite, j'avais eu droit à une claque sonnante de la part de Rahel pour ne pas avoir été là. Toute la famille n'était pas au complet, mais ils s'étaient fait du souci pour moi, et j'avais dû leur promettre de rentrer à la maison dès le début de l'alerte. Je ne sais pas si j'étais la seule à avoir ce sentiment ou si cette insouciance est le propre de tous les enfants, mais il était pour moi inimaginable que quelque chose m'arrive et mette mon monde de petite fille sens dessus dessous."
"Rien n'est plus grand ni plus intimidant que le silence d'une maison abandonnée. Il est tapi dans chaque recoin. Mauvais et farouche, prêt à tout instant à vous sauter dessus et à ne faire qu'une bouchée de vous. Jusqu'à ce qu'on n'ose plus faire un pas, se recroqueville sur soi-même, se bouche les oreilles et sursaute au moindre grincement de parquet."
"La maison me criait dessus. De chacun de ses recoins, elle criait le nom de ceux qui n'étaient plus là."
"La guerre était une chose étrange. Petit à petit, elle semblait étouffer tout ce qui existait, la moindre joie, la moindre étincelle de chaleur, tout."
"Au bout de quelques jours où le soleil avait brillé sur Vienne avec ardeur, les premiers abricots mûrs sont tombés de l'arbre. Chaque fois, cet événement m'emplissait de joie. Dès le matin, il faisait une telle chaleur que j'ai pu sortir dans le jardin pieds nus et en chemise de nuit pour ramasser les premiers fruits. Il y en avait deux pleines poignées, mais ce n'étaient que les prémices des centaines d'autres qui pleuvraient sur la terre dans les prochains jours. Je les ai récupérés avant de m'asseoir sur le banc. La lumière du matin étincelait dans les gouttes de rosée."
"On souffre tous [...] Donne-moi le nom d'une seule personne qui n'ait pas souffert. C'est la vie. Même les gens heureux souffrent. C'est la loi de la nature. La loi de l'existence. Grandir fait mal. Vivre fait mal. J'en pleurerais rien que d'y penser."
"Et je m'étais rendue compte qu'à défaut de disparaître, la douleur s'atténuait quand je dénoyautais les abricots avant de les réduire vigoureusement en bouillie dans la casserole. Que les larmes qui coulaient sur mes joues n'étaient plus salées mais sucrées, et que plus je mélangeais et plus la mixture d'abricots chauffait, faisait des bulles et éclaboussait mon tablier, plus mon coeur s'ouvrait. "
Le Goût sucré des souvenirs - Beate Teresa Hanika
262 pages, éditions Les Escales, février 2018
traduit de l'allemand par Rose Labourie