Le Temps n'efface rien
( Time's Long Ruin)
de Stephen Orr
Catégorie(s) : Littérature australienne - Drame
Edition / Collection : Presses de la cité
Date de parution : 16 août 2012
Nombre de pages : 586
Prix : 22,50€
L'histoire : A neuf ans, Henry est un garçon solitaire ; son pied bot l’empêche de partager les jeux des enfants de son âge. Cet été-là, comme à son habitude, il reste dans sa chambre, lit beaucoup et ne fréquente que sa jeune voisine, Janice. Le jour de la fête nationale, elle lui propose de l’accompagner à la plage avec son frère et sa sœur. Henry, complexé, refuse. Les quatre enfants ne se reverront jamais.
Un roman qui parle d’amitié, d’amour et de la difficulté de continuer à vivre après un drame. Inspiré d’un fait divers jamais résolu qui continue de hanter toute une population, Le Temps n’efface rien dresse un portrait doux-amer de l’Australie des années 1960.
Wouah ! Quel roman ! C'est tout à fait le genre d'histoires que j'aime et le titre m'a tout de suite tapé dans l'oeil. Pour être honnête, j'ai eu un peu de mal avec le début du roman mais je ne sais pas si ça vient du livre ou de moi. Je trouvais que c'était un peu long à se mettre en place. J'ai mis plus d'une semaine pour le lire - contre quelques jours la plupart du temps - car c'est un roman très dense mais j'ai adoré cette immersion dans l'Australie des années 60. Une fois plongée dans l'histoire, je n'avais plus envie d'en sortir. Je viens tout juste de tourner la dernière page et j'ai le ventre noué et les larmes aux yeux. L'écriture de Stephen Orr m'a totalement envoûtée et le fait que ce récit soit inspiré d'une histoire vraie - un fait divers jamais résolu - est encore plus bouleversant.
A cause de son pied bot, Henry est mis à l'écart et n'a qu'une seule amie : Janice Ryan, la fille des voisins, avec qui il entretient une belle complicité. Janice n'a peur de rien et ne se laisse pas faire. Elle est débrouillarde et n'hésite pas à lever le point quand les autres enfants s'attaquent à Henry. Lui, est un petit garçon de neuf ans, solitaire et intelligent qui se nourrit de lecture et passe son temps à observer le monde avec un regard très adulte pour son âge. Ses parents n'arrêtent pas de se disputer. Son père, qu'il idolâtre, est un inspecteur aimé et respecté de tous mais aux yeux de la mère de Henry, c'est un mari et un père trop souvent absent. Elle rêve d'une autre vie. De quitter sa vie de mère au foyer pour se trouver un travail et voir d'autres choses alors que pour son mari et son fils, la vie se résumé à Croydon, la petite ville d'Australie qu'ils habitent. La routine des habitants de Thomas Street est bousculée lorsque les trois enfants Ryan disparaissent. Partis seuls à la plage, ils ne rentreront pas...
Stephen Orr nous dépeint avec brio l'Australie des années 60. On s'y croirait ! Ménagères blasées, maris volages, querelles de voisinages, ragots, secrets, violences conjugales, machisme, désirs d'émancipation, chaleur, souvenirs,... L'auteur part d'une histoire vraie pour nous décrire la vie à cette époque, les moeurs, et les différentes façons de survivre à un tel drame : journalistes avides de scoops et de récits larmoyants, faux témoignages, compassion, culpabilité, pitié, douleur, médiums peu scrupuleux,... On attend une explication, on soupçonne tout le monde, on espère... L'enquête piétine. Les témoignages se contredisent et apportent à chaque fois un point de vue différent. C'est surtout le point de vue de Henry que nous suivons au fil des chapitres. Son regard, ses hypothèses, les informations qu'il a rassemblé. Il nous raconte toute cette histoire mais sans être sûr des faits : "je pense", "j'imagine", "d'après mes souvenirs", "c'est ce qu'on m'a raconté", "voici ce qui s'est peut-être passé",... Ce roman ressemble beaucoup à un témoignage. L'auteur essaie d'apporter des réponses à cette enquête non résolue qui hante encore tout un pays. Que s'est-il vraiment passé ce jour là ? Nul ne le sait. La vie peut basculer du jour au lendemain. Perdre son éclat sans que l'on sache jamais pourquoi ni comment cela a bien pu arriver ni ce qu'on aurait pu faire pour éviter cela. L'auteur s'intéresse à ceux qui restent. A ceux qui sont obligés de survivre malgré tout, de continuer à se lever chaque matin sans réponse, à ceux qui passent toute leur vie à attendre et à ceux qui passent leur temps à chercher les disparus en oubliant ceux qui restent.
L'écriture de Stephen Orr est belle, très imagée et profondément mélancolique. J'ai aimé la façon dont est construit le roman. Il nous fait entrer dans la tête des différents personnages et construit des dialogues imaginaires entre les disparus et ceux qui restent. Il y a aussi des petits textes écrits par Janice et Henry. L'écriture et les mots ont une grande place dans ce livre et je ne suis pas étonnée d'apprendre que l'auteur enseigne la littérature et l'écriture car on sent qu'il est passionné par le sujet. Il y a beaucoup de descriptions, et c'est peut-être ce qui m'a dérangé au début du roman, mais finalement j'ai adoré car j'ai l'impression de connaître chaque petite parcelle de Thomas street et d'avoir grandi auprès de tous les personnages. L'auteur alterne les longues descriptions et les passages concis : "cris, larmes, claquements de portes." C'est aussi un roman nostalgique d'une époque qui n'est plus. Une époque où pour les habitants d'un village, leur rue constituait un monde à part. Il n'y avait rien au dehors. Il ne se passait pas grand chose à première vue et pourtant il y a tant à raconter. J'ai ressenti la même chose que lorsque j'ai lu "Beignets de tomates vertes" de Fannie Flagg. Je me suis sentie triste et nostalgique, avec l'impression d'avoir connu cette époque. On sent la chaleur étouffante, la température qui n'en fini pas de monter encore et encore, on entend les airs de ukulélé joués par les personnages, on sent les odeurs de transpiration et de fruits trop mûrs, le manque d'air et la brise qui se fait attendre, l'odeur des vieux livres et de la poussière. J'ai été particulièrement émue par Gino et Rosa, leur passé, leur histoire mais aussi ce que le temps vient bousculer. Bien sûr, le temps passe, les choses changent et la vie continue mais malgré tout, le temps n'efface rien...
Merci à la librairie Dialogues et aux éditions Presses de la cité pour cette lecture bouleversante.
"Ma mère ressemblait à une matriochka, ces poupées russes qui s'emboîtent les unes dans les autres : toutes les versions d'elle-même étaient identiques, à une légère différence près - une expression, un mot, un geste ou un silence. Empilées, enfermées les unes dans les autres, elles surgissaient aux moments les plus innatendus. Une mère cachait l'autre, du matin au soir. Capable de préparer des cookies, le sourire aux lèvres, et de vous houspiller l'instant d'après."
"Le problème du temps, c'est qu'il passe. Et qu'après son passage, vous restez en rade dans un endroit imprévu, avec quelqu'un que vous avez rencontré dans une librairie ou à un arrêt de bus, quelqu'un que vous avez épousé, avec qui vous avez eu des enfants et dont vous serez bientôt séparé pour l'éternité. En fait, le temps ne tient pas vraiment parole : il nous promet la lune (célébrité, fortune, voyage aux îles Fidji), mais on n'en voit jamais la couleur. Et pour peu qu'on vive assez longtemps, on se retrouve seul, privé des gens qui nous étaient nécessaires [...] Ils sont partis, à présent. Et vous voilà seul, debout sous la pluie, à marmonner. A quoi ça rime, tout ça ? Il ne vous reste qu'une sorte de désenchantement. Des bribes de regrets et de souvenirs [...]"
"Aussi nombreux fussent-ils, les souvenirs ne permettaient pas de revenir en arrière. On avait beau collectionner des articles de journaux, poser des partitions sur un piano, contempler des certificats, conserver des mèches de cheveux ou convoquer des odeurs, rien n'y faisait : le passé appartenait au passé. On était condamné au présent. Piégé dans un monde vide, parsemé de murets en pierre et de barrières de fil barbelé rouillé, où ne restait qu'un poulain solitaire broutant l'herbe rare d'un enclos envahi de cailloux."
"Les rues de Croydon forment un treillis de bitume, de pavillons mitoyens et de villas en briques, de clôtures couvertes de lantanier - une plante si luxuriante qu'elle envahit tout : compteurs à gaz et buissons de roses, pilliers de vérandas et pieds de bancs rouillés. Croydon est un tissu serré, constitué de milliers de vies nouées ensemble comme les fils d'un des tricots abandonnés de ma mère (un chandail aux manches à peine commencées et jamais assemblées, demeuré au fond d'un tiroir dans son ancienne commode). Je suis l'un de ces fils de laine, entremêlé aux autres."