If I Knew You Were Going To Be This Beautiful,
I Never Would Have Let You Go - Judy Chicurel
398 pages, éditions Nil, mars 2017
L'histoire :
Depuis sa rue de Comanche Street, à Long Island, Katie Hanson fait partie de cette jeunesse qui regarde de loin le rêve américain. Alors qu’en 1972 commence son dix-huitième été, que les soirées rallongent, que les rues et la plage s’animent, elle a le sentiment que sa vie reste en suspens. Ses pensées sont ailleurs, tournées vers sa mère qui l’a abandonnée, et vers Luke qu’elle aime secrètement et qui revient, transformé, de deux ans au Vietnam. Entre les confidences de ses meilleures amies et les soirées au bar de l’hôtel Starlight ou le jukebox entonne les classiques de l’époque, il y a pourtant de quoi la divertir. Mitch, vétéran à la jambe de bois qui noie son traumatisme dans l’alcool, y a élu domicile. Tous deux se lient d’amitié. Sous la chaleur écrasante et moite, le temps semble suspendu et propice à la réflexion sur la route à prendre, sur ceux qui nous entourent et que l’on va quitter.
Mon avis :
Il y a des romans qu'on n'oublie pas. Des livres qui remuent quelque chose en nous et qui laissent une empreinte indélébile dans notre coeur. Le roman de Judy Chicurel est de ceux-là. Pourtant, je n'ai pas connu l'enfance de Katie. Je n'ai pas grandi aux Etats-Unis dans les années 70, je n'ai jamais visité Long Island, je n'ai pas grandi dans un milieu où l'alcool, le tabac et la drogue étaient banalisés et pourtant... je me suis retrouvée dans tout cela. Petite madeleine de Proust, ce roman a fait ressurgir des odeurs, des sensations, des sentiments enfouis et des instants de mon enfance que je croyais oubliés.
J'en avais parlé dans mon billet sur "La Ferme des Miller", mais les histoires dans lesquels un personnage s'accroche désespérément à son passé et à son enfance et tente d'arrêter le temps me touchent profondément et Katie m'a vraiment émue. Autour d'elle, les choses sont en train de changer. Les gens grandissent, s'en vont, rêvent d'ailleurs alors que Katie, elle, semble pleinement épanouie dans cette vie-là. Même si elle dit parfois le contraire, je ne pense pas qu'elle attende quelque chose d'autre. Je pense qu'elle voudrait au contraire que rien ne change, que cette vie-là dure toujours. Elle est un peu en retrait, c'est vrai, mais je ne pense pas qu'elle espère un grand bouleversement tant elle aime ce qu'elle a. Elle a peur du changement. Peur qu'en changeant un petit quelque chose, tout change.
Je sais que le titre de ce roman fait beaucoup parler sur la toile, pourtant il est vraiment anecdotique. On imagine une histoire d'amour et la beauté comme seul argument de regret pour un amour perdu, mais ça n'a franchement rien à voir. Pour moi, ce livre, c'est le portrait de toute une communauté à une époque précise. On suit les gens de tout un quartier, on partage leur quotidien et leurs histoires. On les découvre à travers le regard de Katie qui ne porte aucun jugement, bien au contraire, elle voit au-delà des apparences et la bonté parfois bien caché au fond des gens. Il y a des jeunes rongés par la drogue qui reproduisent le même schéma que leurs parents ou qui, au contraire, veulent à tout prix s'en sortir. Il y a ces parents qui noient leurs regrets dans l'alcool ou qui décident qu'il n'est pas trop tard pour prendre un nouveau départ. Il y a ces filles qui se laissent ensorceler par un garçon et regrettent toute leur vie de ne pas avoir résisté. Il y a ces êtres un peu perdus parce qu'excentriques, parce qu'homosexuels, parce que différents du voisin, parce que trop ou pas assez comme ceci ou comme cela. Il y a des hommes vieux avant l'âge car ruinés par la guerre et les horreurs qu'ils ont vécu. Et il y a Katie, une jeune fille bien dans ses baskets - même si elle a toujours peur de décevoir son entourage - qui est un peu bloquée entre l'enfance et l'âge adulte et ne sait pas vraiment de quoi demain sera fait. Une jeune fille pas encore femme qui attend autant qu'elle redoute que quelque chose lui arrive.
J'ai aimé ces gens, je me suis attachée à eux malgré leurs défauts ou leurs différences et j'ai aimé la manière dont Katie et Judy Chicurel nous les décrivent. Il y a beaucoup de fragilité, de tendresse, de sensibilité et d'humanité dans ce roman et on a beaucoup de mal à tourner la dernière page. Je suis tout à fait d'accord avec ce qui est écrit sur la quatrième de couverture. C'est comme une vieille photo "aux couleurs défraîchies que l'on regarde avec nostalgie et tendresse". Je me sens à la fois triste et heureuse après cette lecture. Heureuse d'avoir rencontré ces gens et d'avoir partagé ces instants, heureuse d'avoir vu ressurgir quelques parties de mon enfance et triste de laisser tout cela derrière moi et de les regarder s'envoler à jamais. C'est un roman d'atmosphère vraiment envoûtant. Il y a même une playlist pour nous mettre dans l'ambiance et nous transporter encore un peu plus dans les seventies ! Quoi de mieux qu'un été qui se termine dans une petite ville qui a connu son heure de gloire mais n'est plus ce qu'elle était pour parler de nostalgie ? Si vous cherchez une histoire pleine de rebondissements, passez votre chemin, mais si vous êtes sensibles et un peu nostalgiques, vous succomberez à coup sûr au charme de ce très beau roman. Moi, j'ai adoré et j'en ai le coeur tout retourné ! C'est le genre d'écriture et d'histoire qui me bouleversent. Le genre de romans que j'aime.
En quelques mots :
Un roman d'atmosphère poétique et émouvant qui touchera à coup sûr les sensibles et les nostalgiques. J'ai adoré !
Quelques extraits :
"[...] j'avais parfois encore l'impression de voir défiler ma vie comme dans un film dans lequel jouaient toutes les personnes que je connaissais au monde, sauf moi." (Page 11)
"On est tous des enfants perdus à un moment de notre vie." (Page 160)
"La vie est un banquet, et toi, tu voudrais bouffer des miettes jusqu'à la fin de ta vie ?" (Page 276)
"Nous fîmes quatre essais avant d'obtenir la photo que nous voulions et après laquelle rien ne serait jamais plus pareil. [...] C'est une super photo qui, lorsqu'on la regarde longtemps, sous un certain angle, pourrait presque donner à entendre nos rires, nos rires de plus en plus lointains, nos rires s'effaçant petit à petit, comme le souvenir d'une cicatrice ou d'un autre temps." (Page 295)
"[...] l'été était fini, et tout le monde se mit à parler de partir, de s'en aller vivre dans les communautés de Californie ou du Nouveau-Mexique, de déménager à Manhattan pour décrocher un boulot mieux payé, ou bien au Canada pour échapper à l'armée. "Il est temps de vivre, les mecs", disaient-ils tous, ce qui me faisait peur et me rendait triste, car j'avais depuis tout ce temps l'impression de vivre, l'impression d'être différente des autres, nous croyant tous unis et heureux de savoir que nous nous retrouverions pour d'autres étés à Comanche Beach, assis serrés les uns contre les autres comme les maillons d'une chaîne baignée de soleil que l'on ne pourrait jamais briser. Des années plus tard, Liz, [...] d'un ton moitié méprisant, moitié dépité, me dit : "On aurait dit que tout le monde savait que c'était une illusion, mais que tu étais la seule à y croire vraiment."
Et j'y croyais, oui, je croyais à cette illusion et continuerai d'y croire [...] persuadée que je reviendrai un jour et retrouverai ce que j'avais laissé derrière moi." (Pages 396-397)