Miller's Valley - Anna Quindlen
318 pages, éditions Belfond (Le Cercle), mai 2017
L'histoire :
Petite fille précoce et curieuse, Mimi mène une enfance protégée dans la ferme familiale. Il y a là Bud, son père cultivateur et répare-tout ; Miriam, sa mère infirmière ; ses deux frères, le taiseux Eddie et le caïd séducteur Tommy ; ainsi que Ruth, sa tante, qui, pour une raison étrange, ne s'éloigne jamais de la maison. Un monde rassurant, fait d'éclats de rire et de joie, que Mimi pense immuable. Mais nous sommes en 1966 et ces jours heureux sont comptés...
Mon avis :
Les Miller de Miller's Valley en Pennsylvanie sont très attachés à leur petit bout de terre. Un projet gouvernemental menace d'engloutir leur ferme sous les eaux mais Bud, le père, refuse toutes les propositions qui lui sont faites. Sa maison, c'est toute sa vie. Mary Margaret, surnommée Mimi, est la petite dernière de la famille et c'est elle qui nous raconte cette histoire. Elle nous parle de ses frères, Eddie et Tommy, qui sont totalement opposés, de ses parents, de leur tante qui vit dans la maison d'à côté mais aussi des autres familles de cette ville où tout le monde se connaît.
Le récit se déroule sur de nombreuses années et nous voyons les choses changer à Miller's Valley. Les gens s'en vont, s'installent ailleurs. Les amis de Mimi partent faire leurs études à l'autre bout du pays ou se marient. Ses frères continuent à prendre des chemins totalement différents. Des gens meurent ou tombent malades pendant que d'autres naissent. De vieilles rancoeurs et des secrets refont surface. Mary Margaret grandit, perd son innocence et sa naïveté. Et pourtant, elle est toujours là, au même endroit, tout comme sa tante Ruth qui refuse obstinément de sortir de sa maison. Mimi est très proche de son père et elle est très attachée à sa maison. Elle commence à avoir d'autres envies et d'autres rêves mais elle culpabilise et s'y refuse, trop respectueuse de sa famille et des valeurs qu'on lui a transmises. Mais peu à peu, le refuge devient prison et Mimi comprend qu'on est parfois obligé de quitter l'environnement qui nous est familier pour avancer, même si c'est difficile. Elle comprend aussi que, si on ne peut pas remonter le temps pour revenir aux jours heureux, l'endroit où nous sommes nés ne nous quitte jamais vraiment. On le porte en nous, à chaque instant de notre vie. On peut le fuir ou bien y revenir, mais il est là, quelque part.
J'ai vraiment aimé suivre cette famille sur une aussi longue période. On s'attache tout de suite à Mimi et je suis contente que l'auteur l'ait choisi pour narratrice car j'ai beaucoup apprécié sa façon de raconter et de voir les choses ainsi que ses souvenirs d'enfance. J'ai aimé découvrir le quotidien d'une famille "normale" dans l'Amérique rurale des années 1960. Mais j'ai eu le coeur serré de voir les choses changer à ce point. Cette vie qui semblait s'écouler paisiblement se met à changer du tout au tout et cette famille qui semblait si heureuse et si unie n'est plus que l'ombre d'elle-même après l'épreuve du temps. Mimi grandit et c'est toute son enfance et même tout son monde qui se noie. Pour aller vers autre chose, certes, mais quand même...
Il y a beaucoup de nostalgie et de mélancolie dans ce roman et un petit quelque chose qui nous souffle "C'est ainsi que va la vie" qui nous brise le coeur parce que l'on sait au fond de nous que c'est réaliste et qu'il en sera de même pour nous. Le temps passe et vient balayer notre petit monde d'innocence et de joie. Les gens autour de nous disparaissent, les épreuves se succèdent et les choses ne se passent pas toujours comme on l'imaginait. On navigue parfois en eaux troubles avant de réussir à se sortir de là et à construire son propre foyer. Je dois avouer que c'est un sujet qui me touche particulièrement, surtout lorsqu'il est aussi bien abordé qu'ici et porté par une famille authentique et attachante. Et puis, j'ai toujours eu un faible pour les personnages qui s'accrochent au passé et à leurs souvenirs et tentent désespérément d'arrêter le temps.
S'il y a quelque chose de triste et de fataliste dans ce roman, ce n'est pas le message que l'auteur et la narratrice veulent nous faire passer, au contraire. En dépit du temps qui passe, des épreuves de la vie, des désillusions et des drames, de belles choses nous attendent. Peut-être ailleurs, peut-être ici, mais elles sont là. Son enfance, sa famille, ses racines, on les emporte avec soi. Les choses changent quand on grandit et ce serait peine perdue que d'essayer de les retenir. On peut avancer sans oublier. On peut choisir une autre voie. On peut être heureux ailleurs et s'y sentir chez soi. Voilà, ce que je retiendrai de ce roman que j'ai trouvé à la fois sombre et lumineux. Il m'a fait penser à "Quand nous étions heureux" de Rebecca Coleman, un roman qui m'a profondément marquée et chamboulée mais aussi à deux autres romans dans lesquels on ressent aussi cette nostalgie d'une époque heureuse qui est révolue "Le Temps n'efface rien" de Stephen Orr et "Cet été-là" de Lee Martin. Le roman d'Anna Quindlen, en plus d'être remarquablement bien écrit et très agréable à lire, est plein de sensibilité, d'émotions, de justesse et d'humanité. Il nous laisse avec un sentiment doux-amer tant il fait écho à nos propres vies et à notre enfance envolée.
En quelques mots :
Un roman bouleversant - écrit avec beaucoup de justesse et de sensibilité - qui m'a touchée en plein coeur. Une lecture que je ne peux que vous recommander.
Quelques extraits :
"Dans mon esprit, l'enfance consistait en majeure partie à essayer de comprendre les adultes et de prévoir ce qu'ils allaient faire, puisque toutes leurs actions avaient des répercussions sur moi d'une façon ou d'une autre." (Page 76)
"Lorsqu'on possède une ferme, on a le sens du temps, de la valeur d'un jour ou d'une année. Dans une ferme, un calme bien particulier règne au petit matin et en fait un moment de la journée différent des autres, tandis qu'un soupçon de ciel noir pâlissant sur les bords indique la fin de la nuit. Excepté la lueur d'une éventuelle lune, la seule lumière provient alors de l'ampoule nue suspendue au centre du plafond de la grange, telle une petite lune personnelle. On peut facilement s'y sentir satisfait de la vie - ou perdu. Je me sentais souvent perdue ces jours-ci, sans jamais l'avouer à quelqu'un d'autre ni à moi-même. [...] Je savais qu'il était singulier pour une adolescente d'avoir cet espace vibrant entre l'estomac et le coeur. Je m'interrogeais : d'autres personnes se sentaient-elles comme moi, sans le montrer ? [...] Les vaches ne se comportent pas de la même façon le matin et le soir, et une ferme en hiver n'est pas la même qu'en été. Ici, l'année entière passait devant mes yeux : les bords jaunis des feuilles de maïs annonçaient la fin de l'été et la réouverture des salles de classe étriquées ; les citrouilles se tapissaient en octobre à la place des fleurs jaunes du mois d'août... Certains matins, quand le bétail se plaignait avec des bruits de vieux fumeur, vous saviez qu'on était en février, que l'eau était gelée dans les abreuvoirs, et qu'il fallait y aller avec une pelle et cogner sur la glace jusqu'à la briser.
L'unique constante sur toute l'année était le bruit que faisait mon père dans la grange, dans le brouillard de l'été comme dans les brumes glacées de l'hiver. [...] Mon père sifflait en général du moment où il ouvrait la porte glissante de la grange au moment où il la refermait." (Pages 119,120,121).
"En fait, ce que l'on se rappelle, ce sont les petits moments étranges qui vivent en nous et qui passent de temps en temps la tête lorsque des fenêtres s'ouvrent dans notre esprit." (Page 210).
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